Fernando de la Morena

Flamenco, un art de la performance déclamatoire

Le “Cantaore” est investi du “Verbe”, c’est celui qui porte le texte et le restitue avec force et caractère. La distorsion entre ce qui s’accomplit ici et la représentation occidentale attachée au concept de “chanteur” montre à quel point la traduction est inappropriée et qu’il nous faut accepter le mot sous un autre angle.

La “justesse” du “Cantaore” n’est pas dans la qualité sonore de la note produite mais dans sa capacité à restituer la force expressive et le caractère du texte. Le Flamenco est l’art de la « déclamation », de la tension et de l’ornement. Le chant mélismatique, l’harmonie et les principes qui sont les siens brillent d’une singularité hors pair. Si l’histoire de la musique démontre la porosité entre le monde occidental et l’orient, lorsqu’il s’agit de l’Espagne, elle est éclatante.

Si le flamenco représente un “genre musical”, il semble au moins aussi judicieux de l’envisager comme un art de la théâtralisation qui s’établit par “l’exercice de l’expressivité” (impliquant nécessairement celui qui s’y adonne à s’engager, à « répondre de soi » et de son « être »). Cette tradition ibérique, fruit d’un enracinement profond, d’une géographie, d’une histoire et de sa complexité, transcende l’individu qui la porte. Le flamenco est un « rituel », c’est l’âme de la tradition qui se perpétue à travers ceux qui la servent. C’est le “bien de tous” qui fait émerger des figures emblématiques, tels des prêtres dévoués et capables.

Le flamenco ne saurait être envisagé autrement que dans sa langue natale, socle d’une musicalité qui en constitue « l’accent », le souffle, la couleur, l’esprit, le tempérament, la nature… Nous pourrions tout retirer ici mais pas le “Cante”, s’il n’y a plus le texte, il manque l’essentiel (c’est comme retirer le chant choral à la musique sacrée. Elle perd son sens, son essence et sa raison d’être.) Tout sert le texte. C’est sur la base du texte que se sont établis les principes de cette tradition. Si chacun des intervenants a son autonomie propre et s’accorde à travers le “compas” (le cycle rythmique), les rôles sont hiérarchisés. La guitare soutient le chant et la danse l’exprime et le matérialise par le geste. L’assemblée présente « communie » en lançant des “jaleo” d’encouragement et de satisfaction.

L’identité du flamenco est si forte et si étroitement liée à l’histoire et par un principe de filiation que, même si techniquement nous pouvons produire les effets du « toque flamenco », nous n’y avons pas notre place. Il s’agit d’une histoire de sang, ça ne se décide pas. Pour autant,

si la beauté de son âme et la vitalité qui l’anime nous touche, nous pouvons toujours l’admirer comme un amant émerveillé.

Dans les années 1970, le flamenco commence à s’exporter et, par la force des choses, il change de « fonction ». Alors qu’il se pratiquait en famille ou dans des “tablaos” avec une assemblée d’aficionados et dans un esprit de communion, il devient objet de « spectacle » pour un tourisme musical. Au lieu de rester dans la rugosité du réel, il devient une « représentation de lui-même » (la “Société du Spectacle” avale tout de la vie pour nourrir la fiction et sortir l’être du « présent »). Ainsi, les “traditionalistes” et les “modernes” s’opposent ; les premiers déplorant une perversion du sens et de la tradition ; les seconds prônant “l’évolution” et la “libéralisation”.

Il faut dire que les années beatnik furent le temps d’une effervescence créative et d’une volonté de tout mélanger… les jeunes générations se sont retrouvées avec un pied dans la tradition et un autre emporté par l’air du temps ; elles ont été séduites par un extérieur qui leur faisait de l’œil. C’est à ce moment que des personnages clefs tels que Paco de Lucia ont réformé le flamenco, fait des tentatives de “fusion” de genres et surtout, ont révoqué les principes fondamentaux de l’improvisation et la prédominance du Cante sur la guitare. (Chez Paco, le Cante vient en “habillage” comme un élément décoratif pour servir la musique et non pour être servi par elle). De quoi révolter les puristes…

Tradition : familiale

Tradition : Manuel Agujetas y Parilla de Jerez (por Siguiriya)

Tradition : Manuel Agujetas y Moraíto Chico (por Soleá)

Moderne : Paco de Lucia groupe

Comme les musiques de traditions populaires, le flamenco s’organise autour d’un cadre « rythmique » (compas) (ici, en 12 ou 4 temps avec une accentuation spécifique) et « harmonique » (2, 3 ou 4 accords tournant en boucle). C’est la base sur laquelle se développe le jeu qui constitue les “Palos” et leur caractère (c’est-à-dire, les styles tels que Siguiriya, Soleá, Alegría…). Tout l’art est donc ici d’ornementer pour échapper à la répétition. Le guitariste (comme en jazz) joue avec l’harmonie et “se joue” de la répétition par “la subversion du cadre” à travers la fabrique de « variations ».

Du point de vue de l’harmonie, nous ferions certainement une erreur à envisager la fonction modale de la même manière que nous le faisons dans la musique occidentale.

Il nous faut bien considérer que l’harmonie du flamenco naît de la guitare, de sa nature, de sa physiologie… Aussi, le Toque flamenco ne pense pas sa musique en termes de « modes » mais plutôt en termes de « positions » (se rapportant directement à l’instrument). Ainsi, on trouve le Jeu “por Arriba” (corde de Mi), por Medio (corde de LA), “a Taranta” (position de Fa#) … (chaque “style” —Palo— se rapporte lui-même à une « cadence type » et à une « position » sur l’instrument.)

Comme l’explique Adam del Monte (lien ci-dessous), si nous abordons le jeu “por Soleá” en exploitant seulement le mode “phrygien” qui semble s’y rapporter, il nous manque des notes !! Le flamenco ouvre l’harmonie, il l’élargit considérablement, d’où ses dissonances très caractéristiques et cette sonorité sans égale.

Adam del Monte

En Espagne, la guitare est reine ! Même si c’est une évidence, précisons tout de même que dans le flamenco (traditionnel), la guitare est le seul instrument qui constitue l’harmonie. Elle est centre de tous les intérêts.

Encore une fois, pour le guitariste comme pour le Cantaore, la caractéristique essentielle est l’expressivité. Un “rasgueado” n’est pas seulement un “geste musical” spécifique, s’est avant tout “une volonté exprimée” avec une dynamique forte (mais subtile). La guitare est davantage un outil qui permet de « travailler la matière » qu’un instrument qui sert à « faire des notes ». Ici, on joue à créer une dynamique, des tensions, des frottements, on joue avec le timbre et la matière…

Le « Toque flamenco » est « l’art de faire sonner la guitare » et d’en manifester l’expressivité dans toute sont étendue. Concernant les techniques de jeu main droite développées en flamenco, il est intéressant de noter qu’elles s’employaient également au XVIIe et XVIIIe siècles sur nos guitares baroques mais qu’elles ont été délaissées au XIXe lorsque la nouvelle société bourgeoise a réformé tout ce qui appartenait à la noblesse… (lire à ce sujet « Libertés et déterminismes de la guitare » de Rafael Andia.)

La guitare est un instrument à forte personnalité, c’est un instrument rugueux et capricieux, un cheval fougueux avec lequel il faut négocier… fougueux et sauvage. La société bourgeoise du XIXe a bridé sa nature alors que l’Espagne, à travers les gens de la terre, a porté en gloire son instinct de liberté.

J’aime rappeler que le clavecin a une grande proximité avec la guitare et que tout l’esprit et la force de caractère du flamenco se trouve chez le sublime « Domenico Scarlatti » qui s’est imprégné de cette culture…

Pour finir, parlons de l’instrument et de sa nature. Le cyprès a été utilisé pour fabriquer les guitares flamenco dites « Blanca » et choisi en raison de ses propriétés acoustiques et de sa disponibilité locale. Ces guitares sont traditionnellement construites avec une table d’harmonie en épicéa et un dos et des éclisses en cyprès. Ces guitares sont légèrement plus étroites que les guitares dites « classiques » et elles se distinguent par leur grande légèreté. Par ailleurs, leur conception et la combinaison de bois (épicéa, cyprès) permettent d’obtenir un son très caractéristique et une capacité à produire des tons clairs et vifs, une attaque rapide et une grande projection sonore (contrairement aux guitares « classiques », les flamencas ont moins de sustain, et un son beaucoup plus mat et sec. Elles conviennent parfaitement à jouer le répertoire de la “musique ancienne”, à mon sens beaucoup mieux que les “classiques”).